Prix Goncourt 2020 : « L’Anomalie »

 « L’Anomalie »    Hervé Le Tellier
Prix Goncourt 2020

par Maryse CARRIER

« L’Anomalie », Prix Goncourt 2020, est un roman remarquable, à la fois passionnant et surprenant, « tenant à la fois du thriller, de la comédie humaine et du récit de science-fiction », selon l’auteur lui-même.
Ce roman particulièrement dense, en trois parties, où chaque chapitre pertinemment introduit par une précision géographique et temporelle comprend un portrait et un style littéraire différent, nous invite à croiser entre autres onze destins de personnages français et américains, de « tous les âges, de tous les genres et de toutes les couleurs de peaux. »

Dès le premier chapitre « Aussi noir que le ciel » nous découvrons Blake, un tueur à gages français, qui mène une double vie (ce qui est loin d’être anodin), Victor Miesel, traducteur et écrivain « maudit », dont « l’Anomalie » deviendra un roman culte après son suicide, une brillante avocate noire, Joanna Wasserman, compromise par nécessité au sein d’une importante société pharmaceutique polluante et qui sait deviner dans le rictus de son patron « ces signes symboliques qui imprègnent toutes les relations raciales ». Voici également  la jeune Sophia Kleffman, dont la grenouille Betty va étrangement ressusciter et dont la mère à présent a peur de son époux, lieutenant héroïque de l’armée américaine, « devenu brutal et égoïste » depuis ses missions en Afghanistan. N’oublions pas le chanteur nigérian Slimboy, atterré par la situation économique et sociale de son pays et par l’homophobie régnante. Quant à l’architecte André Vannier, qui a dû se rendre en Inde pour remédier aux graves et dangereuses défaillances dans la construction par les autochtones de la Suryaya Tower, dont il est responsable, il vient d’être informé que Lucie, sa jeune, trop jeune amie, le quitte. Nous apprenons encore que l’un des meilleurs oncologistes de New-York ne peut plus rien face au cancer du pancréas, dont est victime son frère David
Cette galerie de portraits ne serait pas complète sans la présence d’un jeune mathématicien surdoué de Princeton, Adrian Miller, auquel le Pentagone, déplorant son propre manque de réactivité lors du 11 septembre 2001, va demander d’imaginer « un protocole d’accélération des procédures » d’intervention. Par jeu Adrian invente avec Tina Wang le protocole 42, « une farce de matheux », au cas où les USA seraient confrontés à une situation jamais encore envisagée.
Mais quel est donc le point commun entre tous ces personnages, qui à la fin de chaque chapitre seront tous arrêtés (sauf Miesel) ?…
Il s’avère que le 10 mars 2021, ils ont tous pris le Boeing 787 pour un vol Air France 006 entre Paris et New-York (atterrissage à Kennedy Airport), piloté par le commandant Markle : tous sans exception ont cru que leur dernière heure était arrivée, leur avion étant pris dans des turbulences apocalyptiques comme dirigées par « une main invisible.»
Or un évènement bien mystérieux va plonger toutes ces personnes – et le lecteur – dans la sidération :
Trois mois plus tard en effet, le 24 juin 2021, le même Boeing que celui du 10 mars, effectuant le même vol entre Paris et New-York, transportant les mêmes 243 voyageurs, piloté par le même commandant de bord et endommagé lui aussi par des turbulences, reçoit l’ordre menaçant du Norad, puis du Pentagone de ne pas atterrir à New-York, mais sur la Base McGuire Air Force à New-Jersey, l’équipe du protocole 42 étant en alerte.
Mais « d’où sort cet avion, qui semble surgir de nulle part et qui a donné le code erroné d’un vol Air France Paris New-York ? »

Dans la deuxième partie intitulée « La vie est un songe », nous apprenons que ces derniers passagers sont immédiatement conduits dans un hangar secret et bien équipé, où ils seront « interviewés » et espionnés par la CIA et le FBI. Quant aux soldats qui les surveillent, ils « ont pour consigne de ne rien révéler de la date » actuelle à ces voyageurs, persuadés d’être au 10 mars. Ceux-ci sont d’autre part observés discrètement depuis une plateforme par les passagers du « premier » Boeing, « conduits par le FBI dans des fourgonnettes aussi noires que discrètes » jusqu’au même hangar… sur la Base McGuire Air Force à New-Jersey !
Mais que dire à ceux qui viennent juste d’atterrir ? demande Tina Wang au général de la Défense, Silveria : « Je vous conseille de ne pas leur dire qu’ils existent tous déjà en double quelque part et qu’ils n’ont rien à fiche sur Terre… », répond-il.
Situation de crise à la Maison Blanche ! Elle va se répercuter en France et en Chine, cette dernière étant restée étrangement muette sur un problème identique d’avion et de personnages « dupliqués. » Aucun prix Nobel ou Fields, aucun philosophe ne peut fournir d’explication, on avance alors l’hypothèse Bostrom de la simulation informatique, la CIA convoque les représentants de toutes les religions, qui ne fourniront « qu’une réponse doctrinale et fausse »… Et après la révélation par le Times de ce secret d’Etat, la NSA et Air-France, adeptes de « l’effacement », décident de « faire disparaître toute trace numérique du vol 006 du 10 mars. » De toute façon personne ne réclame ni cet avion si mystérieux ni ses passagers ! Mais le monde entier avec ses thèses complotistes, ses influenceurs, ses adeptes d’extraterrestres, ses illuminés, ses fanatiques… va apprendre la nouvelle.
Or « Quand 7 milliards d’êtres humains découvrent qu’ils n’existent peut-être pas, la chose ne va pas de soi » et cela peut même entraîner des suicides.

Dans la dernière et troisième partie « La chanson du néant », Hervé le Tellier nous plonge définitivement dans le monde inquiétant de la virtualité, ancrant la science-fiction dans la réalité.
L’invraisemblable se produit sous nos yeux, car nous assistons à la confrontation entre les passagers de mars et leurs « doubles » de juin, différenciés par l’appellation March ou June et assistés de psychologues ! « Rencontres du deuxième type », voire du « troisième type »…
En dépit de toute logique, chacun est bien obligé de penser : « Je suis toi, tu es moi ». Confrontés à cette nouvelle situation plus qu’insolite, source parfois de profonde introspection, de multiples questionnements sur le sens de la vie, le vieillissement, la mort, la pédophilie, la vie de couple, la garde alternée, la création littéraire…  comment vont-ils tous trouver une solution ?  En tuant son « double » comme Blake ou en se faisant établir un faux état-civil, pour prouver que « nous sommes jumeaux », comme le propose un des Slimboymen ? Mais la gémellité ne risque-t-elle pas d’attirer les foudres de fanatiques religieux (tel Jacob Evans), qui considèrent les « doubles » Adriana March et Adriana June comme des Impures ?
Comment expliquer enfin  la « résurrection », « le double » de Victor Miesel « censé être mort » depuis son suicide le 22 avril : « Il était donc dans cet avion ? ». Victor affirme entre autres que « ce n’est pas lui qui a écrit « L’Anomalie», se demandant « si en fait nous ne sommes pas tous dans une  « simulation ».  Et c’est ce « revenant » qui affirme que c’est bien « dans l’avion, comme tout le monde » le 10 mars qu’il a « ressenti le moment exact que certains appellent la « divergence » ou même parfois « l’anomalie »… Puis « Les turbulences ont cessé et le soleil est revenu dans la cabine. Cette dernière phrase est aussi la définition du Prozac », poursuit-il avec un demi-sourire.

Car l’humour n’est pas absent de ce roman et l’on devine le plaisir de l’auteur lorsqu’il ironise sur des personnages qui rappellent étrangement un célèbre mathématicien français ou un président américain et ses assertions simplistes : « Une fois l’espace replié, il suffit d’y faire un  trou » ! Mais il s’agit souvent d’un humour au deuxième degré : Jacob Evans n’est-il pas « aidé par Dieu, Instagram et Facebook » ? Et surtout n’oublions pas que « la liberté de pensée sur Internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser. »
Nous constatons souvent à quel point Hervé Le Tellier dans cette narration non linéaire prend plaisir à jouer avec les codes des styles comme nous l’avons vu, à jouer aussi en permanence à perdre son lecteur avec des mots, des phrases à double sens, l’obligeant à interpréter tous les non-dits, à se livrer à de fréquents retours en arrière ; il n’est pas rare en effet qu’une seconde lecture ne s’impose afin de saisir le sens caché du texte, toutes ces « choses cachées comme des œufs de Pâques » a dit l’auteur lui-même,  comme c’est le cas avec « l’aventure » du roman de Victor Miesel qui a été en fait terminé par son éditrice, ce que l’on ne peut que deviner.
Ne joue-t-il pas aussi avec délectation sur cette notion du double (à l’image de Romain Gary qui exista sous deux  noms jusqu’à sa mort), d’autant que « Je n’ai aucun doute sur cette idée du double : nous ne sommes pas seuls dans l’univers… », a affirmé un jour Le Tellier avant de conclure : « Il y a plusieurs univers simultanés qui existent et qui sont finalement des lieux d’embranchements du temps. »
C’est dire qu’Hervé Le Tellier, spécialiste de la littérature à contraintes, se comporte en digne président de l’OuLipo (« l’Ouvroir de Littérature potentielle »), groupe de littérature inventive, expérimentale et ludique, créée en 1960 par Raymond Queneau.
En tout cas « L’Anomalie » (Ed. Gallimard) est le deuxième prix Goncourt le plus vendu de l’histoire et il devrait être bientôt adapté en série.

Ce « roman de romans, virtuose et vertigineux » qui aborde un vaste panel de sujets d’actualité, mais où « la logique rencontre le magique », où la planète est confrontée à une vérité nouvelle, ne remet-il pas en cause toutes nos illusions ? Reprenons cette citation de Nietzsche évoquée dans cette œuvre si riche en références scientifiques et littéraires : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont. »
Et laissons le mot de la fin à Victor Miesel : « C’est de l’espèce humaine tout entière que la simulation attend une réaction. Il n’y aura pas de sauveur suprême. Il faut nous sauver nous-mêmes » sauf si, comme à la dernière page, un troisième vol Air France 006 avec les mêmes passagers, piloté par le même commandant de bord Markle…  mais quel sera à présent l’ordre donné par le président des Etats-Unis ?  « Et le temps alors s’étire, s’étire avant… la vibration lente du monde. » Nouvelle « anomalie », « chanson du néant » ?…